Une fois n’est pas coutume, j’aimerais proposer « un crossover » de blog ; allez tout d’abord jeter un coup d’œil chez mon voisin Anomalie, puis repassez par ici pour un complément d’information sur le même sujet.
ça commence ici!
Alors Frank Miller, thuriféraire du néo conservatisme américain ou bien simple provocateur ? Un laconique "oui" pourrait suffire à répondre à cette question, pourtant à y regarder plus près, le parcours du bonhomme est jalonné de contradictions qui rendent ce postulat bien plus complexe qu’il n’y parait.
J’ai découvert Frank Miller comme beaucoup sur la série Marvel Daredevil, dans les années 80. Contrairement à l’idée reçue, Frank Miller a débuté comme simple dessinateur sur cette série, et encore, un dessinateur qui a l’époque était loin de provoquer l’enthousiasme. Tout juste se distinguait il des dessinateurs de cette période par un cadrage et une mise en scène bien plus dynamique que ce que l’on avait l’habitude de voir dans un comic-book. Dans le panthéon du monde Marvel, Daredevil a toujours fait figure de série découvreuse de talent ; moins rentable et spectaculaire que bien d’autres super héros, elle a pourtant profité d’un aréopage de scénariste qui ont souvent livré leurs meilleurs travaux dans ses pages. Frank Miller, Kevin Smith, Brian Michael Bendis et aujourd’hui Ed Brubaker pour ne citer qu’eux, en sont la parfaite illustration. Cela s’explique par la relative humilité de fond du personnage, en effet la création de Stan lee et Bill Everett souffre d’un handicap vecteur d’empathie de la part du lecteur : la cécité.
Daredevil est aveugle…Néanmoins monde Marvel oblige, les mêmes produits toxiques qui ont coûté la vue au jeune Mathew Murdock, ont accru ses autres sens à un niveau surhumain. On retrouve en toile de fond la figure de l’Oracle antique, l’aveugle qui voit clair dans le mensonge que constitue le monde tangible, celui qui sait… Fils d’un boxeur issu de la classe ouvrière et d’une mère dont initialement on ne sait rien, Murdock sera incité par son père à poursuivre des études de droit afin de ne pas marcher dans ses pas. C’est ainsi qu’il deviendra avocat, réalisant par là l’ambition de son défunt père, assassiné pour n’avoir pas voulu se coucher lors d’un combat de boxe truqué. Mais toute sa vie, Murdock sera partagé par cette dualité entre ce que l’on attend de lui et ses pulsions naturelles antinomiques. Il est avocat mais préfère se faire justice lui-même, catholique pratiquant mais vêtu d’un costume de diable rouge, handicapé mais incarnant une forme de surhomme délivré des contingences physiques qu’imposent la vie en milieu urbain : Evoluant de toit en toit, il désobéie à la fatalité qu’impose selon toute logique sa condition.
C’est donc à la destinée de ce personnage contrasté que va présider Frank Miller dans les années 80. Immédiatement, ces éléments scénaristiques peu exploités depuis sa création, trouvent un écho favorable chez Miller. Non seulement le Miller scénariste approfondira tous les aspects de la mythologie du personnage, mais y ajoutera également une dose d’orientalisme dont on sent encore les effets aujourd’hui. Il créera Stick le mentor senseï de Murdock, la secte de ninja assassin « the Hand », et surtout la première bad-girl officielle de l’histoire du comic book : Elektra. Il donnera également à Daredevil un ennemi enfin digne de ce nom, l’énorme Caïd qui, loin d’être sa création, était en fait un adversaire de second plan s’opposant de temps à autres à Spiderman.
Dés sa reprise en main, les scénarios deviennent de plus en plus adultes, et surtout plus engagé, jusqu’à devenir chose rare pour l’époque, carrément sombre, notamment dans la saga qui consacrera Miller : Born again.
Le postulat de départ de cette saga, une ex de Murdock, Karen Page devenue actrice junkie de cinéma porno (ouais c’est joyeux chez Miller !) décide de vendre l’identité secrète du héros en échange d’une dose d’héroïne. Cette information finira par se trouver sur le bureau du Caïd qui décidera dés lors, de briser l’homme derrière le justicier. Ce dernier s’ingénie alors à le faire rayer du barreau, fait exploser sa demeure, l’isole de ses proches, le pousse psychiquement dans ses derniers retranchements, à la limite de la folie, puis histoire de parachever ces joyeusetés, luit met une monumentale raclée qui conduira tout simplement le héros dans la rue ! Bien avant Spawn, Daredevil est le premier super héros SDF.
Précisons que la fin de cette saga, jugée trop violente par la commission de censure des lectures jeunesse, ne fût jamais publiée en France.
Daredevil est l’oeuvre matricielle de Miller, dans laquelle il annonce déjà tous ses thèmes de prédilection. L’homme seul broyé par la violence des villes mais également par celle des institutions, la rédemption, la femme/pute/esclave/amazone dans un monde d’homme, la déchéance de l’âme humaine… Chez Miller, le héros doit se débarrasser des oripeaux de la civilisation, se retrouver seul face à lui-même, se réinventer et ressusciter, j’utilise le terme à dessein, dans une explosion de violence qui rappelle la fameuse loi du talion qui prévaut chez le Dieu de l’Ancien Testament. La loi de la jungle est toujours de mise chez Miller ; les voitures rutilantes, la façade des immeubles, les complets cravates ne sont que des simulacres. Le confort moderne a endormi le barbare qui sommeille en nous, barbare que selon lui, on doit réveiller si l’occasion s’en fait sentir. Mais derrière la radicalité de ses positions se cache un auteur qui avait, et j’insiste sur l’utilisation du passé, un talent certain pour donner une authenticité et un visage à l’homme de la rue. Dans Daredevil, c’est le journaliste du Daily Bugle Ben Urich qui incarne cet archétype. Un homme normal spectateur d’un affrontement entre des demi-dieux (30 ans après, il remplit d’ailleurs toujours ce même rôle dans le monde Marvel. Cf : Frontline) et qui devra se positionner dans l’affrontement qui oppose Murdock et le Caïd.
Urich c’est vous, c’est moi. Ou comment être courageux et faire ce qui est juste quand on n’a pas de super pouvoirs, étonnement la réponse ne va pas de soi. Miller par le truchement de ce personnage nuance son intégrisme thématique, Urich peut en effet être lâche, et finalement, on le comprend. C’est l’humain contemporain et complexe, figure qui a tout bonnement disparu de l’œuvre plus récente de Miller. L’auteur d’hier, moins ancré dans ses certitudes et aussi moins starisé, laissait exister une alternative au médiévalisme, solution de tous les maux, mais ça c’était avant la déconvenue d’Hollywood… (A suivre…)